18.
— C’est hors de question. Même pas en rêve.
— Mais…
— Désolé. Je ne vous aiderai pas à enquêter. Je suis désormais un journaliste scientifique à la retraite, j’ai tout arrêté et je ne suis pas près de recommencer. Je veux seulement qu’on me foute la paix.
Isidore Katzenberg est en chemise hawaïenne à fleurs sur un maillot de bain bermuda jaune à rayures violettes, lunettes de soleil Ray-Ban œil de mouche sur le nez et tongs brésiliennes aux pieds.
Lucrèce Nemrod est surprise qu’il la vouvoie à nouveau, mais étant donné le temps écoulé depuis leur dernière enquête, six longs mois, elle en déduit qu’il veut ainsi lui signaler qu’elle est devenue une étrangère.
Elle soupire, examine le refuge du journaliste-ermite, ancien prodige de sa profession. C’est un château, mais un château un peu spécial, un château d’eau, une ancienne tour-citerne en bordure de Paris, porte de Pantin, en plein milieu d’un terrain vague.
Isidore Katzenberg l’a aménagé pour le transformer en appartement. On y pénètre par un escalier central qui mène à une sorte d’îlot de deux mètres de diamètre avec deux palmiers au milieu et du sable blanc. Autour, une piscine circulaire de cinquante mètres de diamètre et cinq mètres de profondeur.
En empruntant le ponton de bois et de lianes on rejoint ensuite les berges où sont installés quelques meubles qui donnent au château un aspect plus conventionnel. Un lit à baldaquin en bois sert de chambre, une table couverte d’ordinateurs sert de bureau, un coin-kitchenette sert de cuisine, un coin-évier fait office de salle d’eau, un large divan avec une table basse et un téléviseur plat délimitent le salon.
L’eau turquoise de la citerne est arrêtée par un petit rebord où les clapotis viennent se briser.
Le toit est transparent, si bien que de tout point de cet appartement circulaire on peut voir le soleil, la lune ou les étoiles.
Une île quelque part au beau milieu de l’océan Indien. En pleine ville.
— Pourquoi refuses-tu… enfin refusez-« vous » de m’aider ?
— Je n’aimais pas Darius.
— Vous n’aimiez pas Darius ? C’était LE Cyclope. C’était le Français le plus aimé des Français. Tout le monde aimait Darius.
— Eh bien je ne suis pas tout le monde. Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison.
Encore cette phrase…
— Darius ne m’a jamais fait rire. J’ai toujours trouvé son humour lourd et vulgaire. Il était méprisant vis-à-vis des femmes, des étrangers, des malades. Sous prétexte de rire de tout, il ne respectait rien.
— N’est-ce pas la fonction même de l’humour ?
— Dans ce cas je pose la question : « Pourquoi l’humour ? » Je n’ai que dédain pour ces gens qui se sentent obligés d’avoir des spasmes du diaphragme parce qu’un pauvre type glisse sur une peau de banane ou se prend sur la tête un seau d’eau posé par un malveillant.
— Mais…
— N’insistez pas. Je trouve que se moquer des gens malchanceux, faibles ou différents n’est pas une activité honorable pour un être évolué. Or l’essentiel de l’humour c’est l’invitation à dénigrer au hasard les cocus, les ivrognes, les estropiés, les gros, les petits, les blondes, les Belges, les femmes, les prêtres, et j’en passe. Il n’y a rien d’estimable dans ce défoulement collectif et discriminatoire. La mort de Darius Wozniak est une aubaine pour le monde de l’intelligence et du bon goût.
— Mais…
— En plus il n’était même pas l’auteur de ses sketches. Il les volait aux autres ou récupérait des blagues anonymes pour les signer de son nom. Et personne n’y trouvait rien à redire.
Lucrèce Nemrod secoue sa longue crinière rousse.
— Mais… le début de l’enquête que je vous ai racontée…
— Quoi ? L’arme du crime qui serait une boîte bleue marquée « BQT » et « Surtout ne lisez pas » ? Un papier photo qui aurait noirci ? Une vidéo avec un clown triste ? Vous appelez ça un « début d’enquête » ! J’espère que vous plaisantez, mademoiselle Nemrod ?
Il m’énerve. Il m’énerve.
Elle l’observe. L’ancien journaliste scientifique d’élite a beaucoup maigri depuis leur dernière rencontre. Mais son visage poupin, ses lèvres épaisses, sa calvitie, ses oreilles rondes finement ourlées et sa voix un peu trop aiguë pour son gabarit de plus d’1,80 mètre participent toujours de cette impression de grand bébé.
— Je n’ai plus de temps à vous consacrer. Désolé, j’ai rendez-vous avec des amis.
Des amis ? Je croyais qu’il n’avait pas d’amis.
Il enlève son bermuda à rayures et révèle un maillot-short à fleurs rouges et vertes. Il dépose ses Ray-Ban, enfile des petites lunettes aquatiques et serre le cordon de son maillot de bain.
Il se dirige vers sa piscine intérieure et s’élance en un plongeon parfait qui ne provoque pas la moindre vague.
Aussitôt deux dauphins bondissent hors de l’eau à la verticale comme pour le saluer.
Ce n’est pas de l’eau douce, mais de l’eau de mer !
Elle avait déjà pu admirer les dauphins lors de sa première venue dans cette demeure étrange, dont la piscine avait été conçue pour accueillir des cétacés.
Que c’est beau.
Que c’est surprenant.
Que c’est exotique.
Quel dommage qu’il ne m’apprécie pas.
Isidore Katzenberg nage et elle s’assied, patiente.
Soudain elle hurle.
— ATTENTION ! IL Y A UN…
Elle désigne un aileron triangulaire qui affleure et se déplace à grande vitesse.
Le journaliste scientifique sort la tête et recrache un petit jet d’eau à l’arrondi parfait.
— ATTENTION ! UN REQUIN ! hurle-t-elle.
L’aileron fend l’eau et approche de l’homme immergé qui ne bronche pas.
Au moment du choc avec les terribles mâchoires Isidore Katzenberg avance la main et caresse le flanc de l’animal.
— Ah, vous parlez de George ? Je l’ai récupéré alors qu’il se débattait dans des filets dérivants au large de Cuba.
Il nage vers elle puis pose les coudes sur le bord de la piscine.
— George avait mordu à un hameçon et il était en train de se faire remonter par des pêcheurs cubains. Ils allaient lui couper les ailerons pour fournir les soupes chinoises censées être aphrodisiaques. Ensuite les marins les rejettent vivants dans l’eau. Les requins pourrissent et agonisent dans d’atroces souffrances au fond des océans. Qui parlera de la douleur des requins sacrifiés pour les érections des Chinois ? Un copain de Greenpeace a pu aborder le bateau cubain et le récupérer. Mais le pauvre requin avait déjà reçu des coups de harpon, il a fallu le soigner. Et surtout le rassurer.
Qu’est-ce qu’il me raconte ? Il parle de « rassurer un requin » ?
— Je l’ai baptisé George pour qu’il ne soit plus un requin anonyme. George avait très peur des hommes. Il pensait qu’on était tous « dangereux ». Il était… comment dire ? « Humanophobe ».
Elle observe l’aileron qui s’éloigne.
— En plus George a une tendance paranoïaque. Il fallait aussi le mettre au calme, loin de cet océan rempli de dangers.
Ce type est devenu fou.
— Je me suis proposé pour l’adopter. Au début j’ai eu peur qu’il ait des difficultés d’adaptation, mais ça s’est arrangé. George s’entend très bien avec John, Ringo et Paul, mes trois dauphins. George est un requin blanc. Celui qu’on appelle à tort « le mangeur d’hommes ». C’est une créature d’un passé lointain. Les requins existaient déjà au temps des dinosaures. Ils n’ont physiologiquement connu aucune évolution. Ils n’en avaient pas besoin, c’est une espèce apparue directement au summum de sa complexité. Une espèce parfaite. Le film Jaws de Spielberg lui a causé beaucoup de tort, alors je tente de la réhabiliter.
Isidore Katzenberg nage longtemps, il veut s’accrocher à la nageoire du requin pour que celui-ci le tracte, mais l’animal, timide, s’enfuit. Alors l’ancien journaliste scientifique le poursuit, d’un crawl impeccable. Quand le requin se terre au fond de la piscine, il plonge pour le retrouver, le caresser, mais, n’obtenant aucun résultat, il remonte.
— Je le connais. George a peur. C’est parce que vous êtes là, mademoiselle Nemrod. Ça le rend nerveux. Il sait que moi je ne lui veux pas de mal, mais pour vous il a un doute. Du coup il refuse mon contact tant que je ne vous ai pas foutue dehors. La passerelle est derrière vous, vous connaissez le chemin du retour, n’est-ce pas ?
Déjà Isidore a replongé pour retrouver son ami.
Lucrèce Nemrod reste un moment immobile, à le contempler : il nage sous l’eau avec beaucoup de grâce.
Il sort la tête et enlève ses lunettes de piscine.
— Vous êtes encore là ? Je crois vous avoir signalé que vous pouviez partir. Merci. Au revoir, mademoiselle Nemrod.
Le ton est plus sec.
Elle cherche mentalement une clef capable d’ouvrir cet esprit fermé.
— Je crois que vous aimez le jeu et les défis, Isidore. Je propose de jouer votre aide dans cette enquête au jeu des trois cailloux.
Il marque un instant de surprise.
— Ah, tiens, vous vous rappelez les règles ?
— Bien sûr. Rien de plus simple. On prend chacun trois allumettes. On en met zéro, une, deux ou trois dans sa main droite on tend le poing fermé et on propose à tour de rôle le chiffre du contenu des deux mains additionnées.
Un dauphin saute hors de l’eau, elle ne se laisse pas distraire et poursuit :
— Donc, un chiffre entre zéro et six. Si l’un des deux trouve le bon chiffre, il se débarrasse d’une allumette. Et on recommence. Le premier qui s’est débarrassé de ses trois allumettes, parce qu’il a gagné trois fois, a remporté le match.
Isidore Katzenberg hésite, puis sort de sa piscine géante et s’essuie avec une serviette qu’il noue autour de sa taille.
Il la sonde au fond de ses yeux verts semblables à deux éclats d’émeraude.
— Pourquoi pas après tout ? J’accepte de jouer mon aide dans « votre enquête » au tournoi des trois cailloux. Mais si vous perdez, je vous interdis de revenir me déranger, sous quelque prétexte que ce soit.
Ils prennent chacun trois allumettes qu’ils dissimulent dans leur dos, puis ils tendent leur poing fermé.
— À vous l’honneur, mademoiselle Nemrod.
— Je pense qu’il y a en tout dans nos deux mains, hum… quatre allumettes.
— … Trois, répond-il.
Ils ouvrent leurs mains. Deux allumettes dans la paume de Lucrèce et une dans celle d’Isidore.
Le journaliste pose donc délicatement une première allumette devant lui.
Ils recommencent. Cette fois le chiffre à trouver se situe entre zéro et cinq.
Comme Isidore a gagné, c’est lui qui parle le premier.
— Cinq.
— Quatre, répond-elle.
Ils ouvrent les mains. C’est cinq.
Isidore dépose encore une allumette et ils recommencent.
— … Zéro, lance-t-il.
— Une, dit-elle.
Ils ouvrent les mains. Et les deux paumes sont vides.
Elle regarde, perplexe, les deux mains nues.
— Vous avez gagné trois fois de suite sans même que je puisse gagner une seule fois. Comment faites-vous ?
— À la fin, comme vous aviez mis le maximum, je me suis dit qu’au coup suivant, pour alterner, vous mettriez le minimum. Simple question de psychologie de base.
— Pour le dernier coup. Mais pour ceux d’avant ?
— Vous aviez peur de perdre donc vous étiez prévisible.
Il m’énerve. Il m’énerve. Il m’énerve.
Déjà il s’est servi un cocktail de jus de légumes et a placé une petite ombrelle sur le verre.
— Adieu Lucrèce.
Elle reste face à la passerelle.
— J’ai besoin de vous, Isidore…
— Je ne suis pas votre père, Lucrèce. Vous n’avez besoin de personne.
Elle s’approche de lui, sort la boîte de sa poche et l’approche de son visage.
— Donnez-moi au moins un conseil pour démarrer l’enquête dans la bonne direction. S’il vous plaît.
Il réfléchit, observe la boîte où s’inscrivent les trois initiales « B.Q.T. » et le message « Surtout ne lisez pas ».
— Hum… tout d’abord l’inscription. C’est le fameux principe de « conditionnement inversé » cher au psychologue Milton Erickson. Ce thérapeute américain a construit sa légende sur une anecdote de son enfance. Son père, un paysan, essayait de faire rentrer une vache dans une étable en la tirant avec une corde. Mais l’animal résistait. Le petit Erickson, âgé de 9 ans, s’était moqué de son père. Le père aurait dit : « Puisque tu es si malin essaie de faire mieux. » L’enfant avait alors eu l’idée, au lieu de tirer la corde en avant, de tirer la queue… en arrière. Aussitôt par réaction la vache avait tiré en avant, et du coup était rentrée dans l’étable.
— Quel rapport entre Erickson et le Cyclope ?
— Celui qui a inscrit cette phrase sur la boîte voulait inciter Darius à lire. Ce qu’il n’aurait peut-être pas fait naturellement. Si on avait écrit « Lisez-moi », cela aurait aussitôt entraîné la méfiance.
— Arrêtez d’étaler votre science et aidez-moi, bon sang, j’ai besoin de vous, Isidore !
Il la jauge, sourit, hésite puis lâche nonchalamment :
— Eh bien, selon le peu que vous m’en avez dit, j’ai l’intuition que cette histoire de mort bizarre trouve sa source au-delà des personnes qui en sont les acteurs.
— C’est-à-dire ? Arrêtez de faire l’énigmatique !
Il prend son temps avant de répondre.
— Pour moi, la première vraie question que vous devriez vous poser pour résoudre cette enquête est : « Pourquoi l’humour est-il apparu un jour sur terre » ?